it's easier to pretend that you just don't care.
Know the water's sweet but blood is thicker.
Oh if the sky comes falling down, for you,
There’s nothing in this world I wouldn’t do.
- hey brother (avicii)
LONDRES, 1996 Il a commencé à courir. C'est idiot, il fallait seulement qu'il se mette à courir. Comme si sa vie en dépendait, comme s'il n'y avait que ça pour ne plus avoir à supporter la lueur de déception, qui flamboyait, dans le regards de ses parents. Il est resté face à eux, la bouche ouverte, sans pouvoir leur fournir d'excuses, sans pouvoir s'expliquer, parce qu'il n'est pas le fils qu'ils voudraient avoir, qu'il n'est pas un petit génie, qu'il n'a aucun sens des responsabilités, parce qu'il n'est pas Gabriel. Il ne savait pas quoi leur dire, alors il s'est juste enfui, laissant son bordel derrière lui. Il a beau le savoir, au fond, il l'a toujours su, mais il n'a que douze ans, on n'est pas censé prendre conscience de ça à tout juste douze ans.
LONDRES, 2001 - Allez, on rentre à la maison. Il relève ses yeux humides vers son grand frère. Il brûle de haine, il le déteste d'être le fils parfait, le fils que tout le monde rêve d'avoir. Il ne supporte pas sa présence, et pourtant elle lui est étrangement indispensable, parce qu'il n'y a personne qu'il aime, qu'il admire, plus que son aîné. Cette contradiction le hante depuis des mois, des années, elle le torture depuis toujours. Il peut, il s'est fait à l'idée d'être le raté de la famille, mais il ne peut pas s'empêcher de se dire que si Gabriel n'avait pas été tellement... Gabriel, les choses auraient probablement été meilleure, il n'aurait pas essuyé tous ces reproches, entendu - sans vraiment les écouter - toutes ces attentes... Gabriel se tient depuis devant lui, un tee-shirt à l'effigie de son école de médecine sur le dos. Jace ne bouge pas, les coudes sur les genoux, le voilà de nouveau à contempler les pavés détrempés.
- Je ne rentre pas. lâche-t-il en n'osant pas le regarder. Gabriel a toujours été là, pour le sortir de la moindre emmerde, pour le ramener à la maison à chacune de ses fugues, pour le soutenir devant leurs parents. Et c'est une autre de ces raisons qui le font l'aimer autant que le détester, parce qu'en plus d'être le fils idéal, il est le frère que n'importe qui rêverait d'avoir. Lui, Jace, il est instable, imbuvable, violent, hyperactif, il considère le monde comme une immense cours de récréation, il a déjà laissé tomber l'école pour bosser dans un abattoir. Rien de bien glamour, il fallait juste marquer encore plus le contraste avec son frère. Jace aime les femmes, mais il aime surtout leur faire du mal, briser leurs espoirs, parce que c'est ce qu'il fait de mieux, décevoir les autres. Il finit par se lever pour faire face à Gabriel. Et sans vraiment s'en rendre compte, il se met à sourire, jetant un coup d'oeil vers les lumières du commissariat de police d'où il vient de le sortir en payant sa caution. Il rit franchement, devant l'incrédulité de son aîné, qui ne doit, au fond, pas être tellement surpris du comportement de son cadet. Jace ne prend rien au sérieux, pas même son énième nuit en cellule alors qu'il n'a même pas dix-huit ans.
- Je pars demain. J'n'ai pas besoin de te dire de prendre d'soin d'toi. Il sort un paquet de luckies de sa poche et en porte une à ses lèvres, avant d'en proposer à Gabriel, qui décline, évidemment.
- Évite au moins de te jeter la tête la première dans les emmerdes. Lance le plus âgé sans trop y croire, ne provoquant qu'un ricanement de plus de la part de Jace.
- Elles me trouvent toutes seules, qu'est-ce que tu veux que j'y fasse ! répond-t-il en ouvrant les bras, comme pour se défendre de tous les ennuis qu'il s'est déjà attiré, souvent pour le simple plaisir de le faire.
- Morveux. se contente de dire Gabriel, pour conclure la conversation, à laquelle le cadet ne peut se retenir d'avoir le dernier mot.
- Fayot. My body is a cage that keeps me
From dancing with the one I love
But my mind holds the key
- my body is a cage (peter gabriel)
JEFFREYS BAY, 2013 - J'aurais du l'savoir ! Tout le monde m'avait prévenu, tu n'peux pas t'empêcher de tout foutre en l'air ! Lena hurle, balançant les affaires de Jace dans le couloir, alors qu'il essaie de l'arrêter, plutôt maladroitement.
- La femme de ton propre frère ! Putain mais qu'est-ce qui ne va pas chez toi ? Il lâche les épaules qu'il était parvenu à saisir quelques secondes plus tôt.
- Ecoute, j'sais que j'ai merdé mais... Elle l'interrompt en frappant contre son torse, le forçant à reculer de quelques pas.
- Dégage de chez moi ! Il déglutit, il n'a rien à lui dire, aucune excuse valable. Ça le flingue, ce regard qu'elle lui jette, cet air de dégoût qu'elle affiche sur son visage. Il ne prend même pas la peine de récupérer ses affaires, marchant dessus en traversant l'embrasure de la porte. Il quitte l'immeuble, sans se retourner, sortant une cigarette qu'il allume en descendant la rue. S'il est allé trop loin ? Sans aucun doute, mais qu'est-ce qu'on pouvait attendre d'autre de sa part ? Jace est un tison ardent qu'on ne peut pas s'empêcher de saisir, parce qu'on espère que l'incandescence s'arrêtera avant la brûlure, mais ça ne fait qu'empirer, on essaie de tenir mais on finit toujours par être blessé. Parce que c'est ce qui arrive quand on fréquente Jace, on est forcément déçu. Gabriel et Lena ont simplement tenu plus longtemps que les autres.
On le salue, alors qu'il est installé au volant de sa voiture, garé à quelques pas de la maison de son frère. Il regarde droit devant lui la chaussée baignée de soleil. L'Afrique du Sud est la promesse qu'il s'est faite plus de dix ans plus tôt, quand il a quitté l'Angleterre, pour fuir sa famille, pour se débarrasser de ce malaise qui le prenait à chaque fois qu'il franchissait le seuil. Et revoilà le même vide, la sensation de torsion au creux de son ventre, alors qu'il est incapable de descendre de sa mustang pour aller rejoindre Gabriel. Il lui a clairement fait comprendre qu'il ne voulait plus le voir, en manquant de peu de le tuer, ravagé par une colère que Jace n'aurait jamais cru voir percer à travers les traits d'habitude si calmes de son frère. Il n'aurait jamais cru non plus qu'il lui arriverait de regretter une de ses conneries. Son téléphone sonne. Il tourne la clé et s'en va. Un de ses rares amis lui demande un service. Les traces de son ancien boulot, celui qu'il a trouvé en arrivant à Jeffreys Bay, sont dures à effacer, et on l'appelle encore régulièrement quand un serpent se glisse dans une habitation. Ça lui changera peut-être les idées, avant qu'il ne quitte la ville pour les trois jours d'expéditions auxquels il doit participer à la réserve. La semaine n'annonce chargée, il n'aura pas à croiser ni son frère, sa petite-amie, ni Agnès... Repenser à la jeune femme ne fait que le mettre de plus en plus en colère, et il appuie de plus en plus sur l'accélérateur, s'attirant les foudres des autres conducteurs et les insultes des piétons.
She's got eyes of the bluest sky
As if they thought of rain
I hate to look into those eyes
And see an ounce of pain
- sweet child o'mine (guns n' roses)
Ça fait deux jours. Quarante-huit heures.
Ça fait deux deux-mille-huit cent-quatre-vingt minutes.
Ça fait une éternité.
J'erre dans les couloirs de l'hôpital. Je sais exactement où je veux aller, alors j'évite soigneusement de le faire. Je tourne en rond. Je n'ai pas fermé l'oeil depuis l'enterrement, mais je ne suis pas fatigué. Je suis vide, juste vidé de toute substance, le chagrin s'est tellement insinué qu'il a puisé à peu près tout ce qu'il pouvait trouver en moi, ne laissant qu'une ombre indéfinie, de vagues fantômes qui flottent dans mes pensées autant que je me traine dans le bâtiment sans avoir le courage ni la volonté de franchir les portes de la maternité. Je sais ce qui m'attend là-bas, et j'ai peur. Ce petit fragment de vie, ce morceau de chair que Lena a laissé derrière elle, comme une ultime promesse de postérité, pour s'assurer d'être encore un peu là, malgré tout. Mon portable vibre, j'y lis le nom de mon frère, mais je ne veux pas répondre. Je me serais surement écroulé, s'il n'était pas là, je serais probablement au fond d'un bar, puant l'alcool et la médiocrité, s'il n'était pas là, mais à cet instant précis, je sais que ce que je dois faire, je dois le faire seul. Je n'ai pas le droit de sauter dans le premier gouffre venu comme je l'ai fait quand j'ai perdu Carry. Je n'ai pas ce droit, je ne l'ai plus, il y a quelqu'un d'autre cette fois. Je me surprends moi-même, de ne pas avoir pris mes jambes à mon cou, abandonnant l'enfant à Gabriel, qui s'en serait occupé, à n'en pas douter, mais je ne peux pas, pas cette fois. Je n'ai fait que courir pendant six ans, et tout ce que ça m'a apporté, c'est davantage de peine. Mes pas m'ont finalement mené jusqu'aux berceaux. Je ne l'ai jamais vue. Je ne sais pas à quoi elle ressemble. À n'importe lequel de ces gamins. Ils sont tous pareils. Mes yeux se promènent au-dessus des différents lits, puis se posent sur le petit être qui gigote dans les bras d'une inconnue. C'est elle. Je ne l'ai jamais vue, mais je le sais.
Ma petite fille. Quelque chose se brise en moi. Je suis incapable de décrire ce qui se passe. Comme la sensation d'une chute, profonde, infinie, comme si le sol se dérobait sous mes pieds. J'ai l'impression de défaillir et pourtant, il y a une lueur qui me réchauffe le coeur, une flamme au fond du ventre qui, si elle vacille, me flanque les larmes au bord des yeux.
L'inconnue tend ma fille à l'infirmière et se dirige vers moi, le regard débordant de cette tristesse qui, je le sais, accompagnera l'expression de ceux qui apprendront mon histoire, notre histoire. C'est un nous définitif maintenant. C'est un nous que je ne pourrais pas détruire. Je fais un pas en arrière. Je n'arrive pas à entrer. Lena n'est pas là. Lena n'est plus là. La pensée me frappe encore plus alors que j'observe les soins que l'infirmière procure au bébé. Lena ne fera jamais ces gestes. Elle ne prendra jamais sa fille dans ses bras, elle ne la serrera jamais contre elle. Ce bébé ne connaîtra jamais le contact des longs cheveux blonds de sa mère, ni n'entendra son rire, ni même ses colères.
Notre fille ne pourra qu'imaginer la force dévastatrice qui pouvait animer ses sourires et me faire trembler, moi, quand j'osais encore lui faire mal. Je n'ai pas su prendre soin de Lena, je n'ai pas voulu le faire, je me suis appliqué à tout gâcher, comment est-ce que je pourrais être capable d'élever cet enfant ? La peur me reprend soudainement, et mon envie de fuir aussi. J'entends Gabriel, perché sur mon épaule, me dire que je peux le faire, que je dois le faire, parce que c'est ma fille, parce que c'est Lena et moi, parce que c'est mon occasion de faire quelque chose de bien, parce que - il n'en doute pas - cette petite fille est ce qui va me sauver la vie. L'inconnue est arrivée à ma hauteur, je me tourne vers elle, à la recherche d'une réponse, comme si elle pouvait me souffler quelque chose, n'importe quoi, pour que je ne me laisse pas submerger par la crainte.
- Qu'est-ce que je suis censé faire ? que je lâche, les lèvres tremblantes. Je relève le regard vers le berceau. Je ne sais pas pourquoi je lui demande, je ne la connais même pas. Peut-être parce qu'elle l'a portée, parce qu'elle a senti cette petite chose en mouvement, qu'elle est autre chose pour elle qu'une réminiscence, elle est un véritable petit être vivant, sans être le reflet d'un passé chaotique.
- Je n'ai jamais su prendre soin de sa mère, c'est à peine si je sais m'occuper d'moi... comment est-ce que je suis censé... Mes mots restent suspendus en l'air. Ça ne me sert à rien de prononcer cette vérité, à rien d'autre qu'à m'y confronter douloureusement. Je baisse le regard sur mes chaussures, soupire longuement, avant de fermer les paupières, espérant bêtement qu'en les rouvrant cette terrible semaine se sera évanouie...
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Après la perte de Lena, la douleur qui ne s'en va jamais vraiment, tapie au fond de moi, indestructible, me rappelant sans cesse la culpabilité qui s'accroche à ma peau de ses ongles aiguisés. Après ce deuil qui ne se terminera jamais vraiment, la tornade, dévastatrice, qui aurait pu me prendre ma fille, qui aurait pu nous faucher, tous, alors qu'elle vomissait sa violence sur notre bonne vieille Afrique. Après avoir affronté la rage de la nature, la peur viscérale de perdre un frère, de perdre mon frère, mon aîné, le seul être que j'ai toujours détesté autant que je l'ai aimé. Celui que j'ai connu toute ma vie, et une vie que je ne peux pas concevoir sans lui. Une vérité douloureuse, cachée depuis des années, et une révélation qui lui avait valu un coup de poing, une frappe débortante de désespoir. Alors quand il a fallu s'embarquer pour New-York, je n'ai pas hésité une seconde. Pour suivre Gabe, être là pour lui, pour une fois, pour protéger Rose des ruines, et de la force violente des souvenirs, pour fuir le sable rouge, éviter les mémoriaux, pour esquiver les sentiments naissants, lointains mais déjà trop présents, pour ne plus voir la tombe de Lena, échapper vainement à cette vision, qui me hante, qui me hantera toujours.