Une autre longue journée à ne rien faire. À lire des dossiers du moins, que des dossiers, interminable tâche d'un ennui mortel. Sans intervention sur le terrain, toutes mes journées se ressemblent, elles sont toutes d'une banalité assassine et le temps s'écoule lentement, trop lentement, et je sens le manque d'action toujours plus important. J'ai besoin d'action, ça fait partie de moi et ça a fait partie de mon quotidien pendant des années. Aucune mission n'était la même, aucune journée n'avait la même saveur. Il y avait toujours du nouveau, du changement. Le monde paraissait plus grand, plus attrayant, aujourd'hui ce n'est plus qu'une ville et ses bars, des montagnes de dossiers et la culpabilité dévorante, incessante, avide de se rappeler à moi en permanence, dans chaque détail que je croise dans la rue, dans chaque visage. Ça aurait pu être n'importe qui, ça aurait pu être tout le monde, et il ne reste que moi, viré de l'armée pour avoir eu le cran de poser trop de questions, pour avoir vu ce que je n'aurais pas du voir. Désillusionné, trahi par les propres personnes en lesquelles j'avais osé croire, je me retrouve au coeur de Brooklyn, seul, déchargé de mes honneurs, n'ayant plus que pour meilleur compagnon le goût amer du whisky.
Ça m'apprendra à ne pas me renseigner avant de me rentrer dans un bar. Le monde attire le monde et pourtant je ne courais qu'après la solitude ce soir. Le Bradburys était désert, avant que ne débarque tous les participants à ce... blind date. Je lève les yeux au ciel, reportant mon attention sur le fond de mon verre, désespérément vide. Un signe au serveur et un billet jeté sur le zinc plus tard, me voilà avec une autre tournée de bourbon. J'observe les autres, accoudé au comptoir, amusé de ce ballet d'inconnus qui ne cessent de se croiser sans vraiment se voir, attendant avec appréhension pour certains, avec impatience pour d'autres. Un tableau qui me fait sourire, un peu jaune, mais qui m'arrache un rictus, si rare désormais.

Ton portable vibre, c’est un sms qui t’avertit que ta soirée vient de tomber à l’eau. Tu souris, parce que même si tu ne vas finalement pas enchaîner les cocktails et aller danser jusqu’au bout de la nuit comme c’était prévu, tu es contente pour elle. « Réconciliés. Brunch demain ? Je te raconte. » Tu ranges ton téléphone et t’apprêtes à payer ta consommation, mais ton regard s’accroche sur l’homme au comptoir.
Tu ne sais pas ce qui t’as attiré chez lui, ce qui a capté ton attention. Tu t’étais installée tranquillement, en attendant que ta meilleure amie te rejoigne pour une soirée fille particulièrement délurée. Tu regardes sans grande conviction l’évènement qui se prépare : un blind date. C’est étrange comme phénomène, tu n’as jamais vraiment compris l’intérêt de se retrouver nez à nez avec un inconnu total, mais après tout pourquoi pas, tant que ça n’engage à rien. Tu regardes affluer les candidats contente de ne pas être de ce lot.
La musique est entraînante, de la bonne humeur à l’état pur, mais tu sembles lointaine, absorbée par la silhouette qui s’est dessinée, solitaire, au comptoir. Est-il là depuis longtemps, tu ne saurais pas dire, mais quelque chose t’intrigue, dans son attitude peut-être, tu n’arrives pas à définir ce que c’est.
Sans vraiment avoir eu le temps d’y réfléchir, tu vas à ton tour au comptoir, ne sachant pas ce qui te prend. « Je suppose que vous n’êtes pas là pour le blind date… » Lances-tu, espiègle, à cet inconnu au regard triste. C’est peut-être ça qui t’as interpelée. Même si de loin, tu ne voyais pas ses yeux, profonds et un peu voilés, il avait cet air perdu. Ou peut-être que tu l’avais simplement trouvé beau. « C’est triste de boire seul. » Surenchéris-tu avec un petit sourire joueur. Tu as décidé de te lâcher, car jamais auparavant tu n’aurais fait une telle chose. Aborder un inconnu, poser ton regard sur lui de façon aussi directe et impudique, tu n’avais pas été élevée comme ça. Et pourtant.